Ce jour de 1998, alors qu’il réalise un reportage sur les habitants de Londonderry, dans une Irlande du Nord en train de sortir du conflit, Cédric Arnold choisit définitivement sa voie : la photographie.
Une fois son diplôme universitaire en poche, il quitte Paris pour s’installer à Londres où il travaillera comme photographe pour l’agence Sygma, avec notamment des publications dans l’hebdomadaire Newsweek.
En 2000, Cédric Arnold découvre la Thaïlande et le Cambodge en rendant visite à un ami. Il s’y installe en 2001, et c’est en 2004 que sa carrière prend un nouveau tournant lorsque qu’il est appelé par la presse occidentale pour couvrir les conséquences du tsunami.
Là il s’intéressera plutôt aux populations locales, notamment les pêcheurs du village le plus touché par la vague, dont il fera un long sujet photographique.
Sa série sur le tatouage ancestral thaïlandais Yantra and the Sacred Ink est sélectionnée par le musée du Quai Branly et plusieurs visuels sont intégrés à une des toutes premières expositions françaises sur le tatouage. L’exposition Tatoueurs, tatoués sillonne toujours le monde sept ans après.
Depuis des siècles, les hommes thaïlandais ont recouvert leurs corps de tatouages talismaniques. Les fresques d’anciens temples dévoilent des scènes épiques où des épées se brisent sur la peau tatouée des guerriers. La tradition s’est transmise à des générations de moines et de laïcs qui pratiquent les tatouages et leur confèrent des pouvoirs grâce à des prières.
Datant de la période angkorienne (IXe au XVe siècle), la tradition spirituelle du Yantra ou le tatouage Sak Yant (sak signifie marquer, et yant est un dérivé du mot yantra, se référant à un dessin géométrique de forme carrée) était pratiqué à travers toute l’Asie du sud est et en particulier au Cambodge, en Birmanie, au Laos et en Thaïlande. La plus ancienne preuve historique de Sak yant en Thaïlande remonte au règne du roi Naresuan Maharaj (qui régna de 1590 à 1605). Ce fut une période pendant laquelle le royaume de Ayuthaya fut engagé dans une longue lutte avec les birmans. Les guerriers qui portaient des tatouages Yantra et aussi qui portaient des sua yant (Chemises recouvertes de motifs de yantra talismaniques) avaient tendance à repousser les coups des armes.
Depuis les Yantras peuvent être dessinés sur des vêtements, du papier, du bois ou des feuilles de métal, la plupart des thaïlandais ont choisi de se protéger du mal ou d’attirer la chance. Le Yantra est placé dans les voitures, les maisons, ou peut être porté comme amulette. Dans la société thaï, les tatouages sont toujours associés avec les catégories de société les plus basses et le monde criminel. Les jeunes hommes voulant rejoindre les rangs de la police, ou de l’armée sont refusés s’ils portent des tatouages ; mais une fois acceptés, ils peuvent se faire faire tatouer.
Néanmoins, les tatouages yantra sont inclus dans la vie quotidienne et dans la spiritualité thaï. Ils sont considérés comme une connexion avec des esprits puissants. Cette culture est toujours profondément ancrée dans la superstition. Les tatouages yantra sont de plus en plus usités, suivant l’exemple des tatouages occidentaux.
Les tatouages yantra utilisent une écriture basée sur une ancienne langue khmer, khom et pali (le langage utilisé dans l’écriture bouddhiste theravada). Les tatouages sont un témoignage d’un schéma religieux complexe de la Thaïlande qui mêle des éléments de l’hindouisme, du bouddhisme, du Brahim et de traditions animistes, décrivant des créatures mythiques comme le personnage Ramakien (une version thaï de l’épic divinité hindou Ramayana).
Les dessins des yantras sont créés pour apporter des pouvoirs protecteurs. Les thaïlandais croient qu’ils peuvent les protéger des armes et des accidents, des revenants, des démons et des mauvais esprits, ils peuvent produire amour, charme et attirance, les aider à devenir plus populaires, améliorer leur élocution, (la rumeur dit que beaucoup de politiciens utilisent cette forme de yantras) d’autres pensent qu’ils apportent protection contre les maladies et la malchance.
Les maitres séparent les tatouages yantra en différentes catégories : Kong Grapan (invincibilité), Klaew Klaad (evasion), Choke Laap (chance), Maha Sanaeh (charme et attraction), Metta Maha Niyom, (popularité), Maha Amnaj (pouvoir et autre).
La liste des yantras et de leurs spécifiques utilisations est sans fin, de garder un nouveau né sauf dans son berceau, rendre un couple séparé un heureux couple marié, tout comme aider les agriculteurs avec leurs récoltes, et assister les gardiens d’éléphants à domestiquer les animaux.
Bangkok aujourd’hui est une ville où le non-dit est manifeste. Les histoires sont tues et les dilemmes non résolus. Il y reste encore de nombreuses choses à régler, les idées anciennes sont en perpétuelle confrontation avec les nouvelles, majoritairement de manière cachée. Cependant, la ville invite à l’expression, s’offre elle-même comme une scène sur les toits, les terrains abandonnés, les rues… Le danseur chorégraphe thaïlandais Jitti Chompee et l’artiste franco-britannique Cédric Arnold ont collaboré ensemble afin de capturer ce qui, en fin de compte, peut être une légende urbaine non dite pour l’instant. Utilisant des masques blancs inachevés, habituellement extrêmement décorés pour les spectacles de danse traditionnelle Khon, ainsi que le mélange entre le classicisme Khon inspiré des gestes de la main avec la danse contemporaine du théâtre urbain de Bangkok, Jitti et Cédric ont initié une conversation, et finalement, un clash d’idées entre des générations qu’il est encore trop tôt pour appréhender.