Mettre en scène l’absence / mettre en scène la présence
« Les incarnations de ma série « Ghost » viennent confirmer pleinement ce à quoi il est impossible de donner un réel corps : l’absence de l’autre. Le surgissement frontal et graphique de ces formes sur le blanc du papier est à l’image de cette recherche d’un « alter » perdu : impalpable et éclatant.
C’est un fait qui semble définitif, oui, l’autre est irrémédiablement absent. Mais quand le rituel s’installe autour de ce vêtement que je dessine, c’est l’expérience de vie qui continue, et qui, par le processus sériel, projette à chaque fois une intimité différente, toujours connectée à la force de l’altérité, et en ce sens, à ce qui nous rassemble.
Paradoxalement le fantôme fait, alors qu’il est en rupture avec le réel tangible, acte de présence à l’instant où il est vu et reconnu par le spectateur, dans son intime alliance avec le blanc, qui est comme ce spectre, une surface ambigüe, à la fois visible et insaisissable. Là où ma série « Ghost » est guidée par cette volonté d’entrer en résonnance avec des êtres chers absents, ma série « Etreinte » se place tel un miroir de cette tentative échouée par définition, traduisant la nécessité de retrouver le monde des vivants. Comment prendre soin de mes proches, et exprimer cet attachement ? C’est la continuité de ma réflexion, une histoire de lien, d’amour, d’absence, d’intimité et de tendresse, où j’ai pu inviter des personnes importantes pour moi, à « penser » ce lien.
Plus que l’étreinte en elle-même, j’ai observé ma propre expérience au travers du dessin, et cette distance engage à mon sens un processus qui est de l’ordre du rituel. Dans ce rituel, je laisse place à ce qui est profondément humain, la vulnérabilité, la délicatesse, la difficulté à se relier, le besoin d’aimer, d’être aimé…
Le vêtement quant à lui, est toujours choisi avec soin -la chemise de la mère, de l’amoureux, de l’ami, la veste en cuir d’un père- portés par ceux qui sont présents. L’habit, devient ainsi une sorte de talisman, un témoin, un passage vers l’autre, une armure face à lui, le bagage d’un vécu, d’une histoire particulière, et parfois même le vecteur pudique d’un message personnel tracé entre les lignes. Je cherche à ouvrir un espace qui semble impénétrable, dépouillé de tout élément qui pourrait le situer, où le regard vient se poser : c’est précisément un non lieu, une zone à l’interstice d’un monde. L’ambigüité de ce non lieu est qu’il laisse cohabiter la douceur et l’inquiétude.
Ces figures de l’intimité suspendue, partiellement exposées, sont « au bord du ciel ». Elles sont hors de toute temporalité, de tout contexte, déchargées de leur crainte de la mortalité. Mais étrangement, elles incarnent profondément une forme de fragilité, et d’incertitude. Elles sont le souvenir de ce qui s’est produit, et reflètent aussi l’anticipation d’un instant en devenir, érigé au seuil de notre univers, entre éternité et impermanence.
Leur dualité contient la force des bras qui s’ouvrent ou se referment, la douceur de leur étreinte, et le flottement étrange qui les rapproche d’un ailleurs et les éloigne du réel. C’est parce que la représentation porte en elle ce spectre possible de l’être aimé, qu’elle reflète aussi quelque chose de purement relié au vivant. Mes personnages contiennent en eux cette tension entre absence et présence, le mystère d’un enlacement qui semble palpable, stable, mais dont la manifestation reste en suspens.
Dans ma pratique artistique, j’aspire à créer un double fond dans l’image. Il y a d’abord le réalisme, la dimension éclatante inhérente à son motif, qui donne une première strate d’appréhension. Celui-ci nous attire tout naturellement, nous sommes aussi séduits, happés par un sujet que l’on reconnait. Et puis, au moment où l’on s’approche, dans un désir de rentrer plus dans l’intimité de ces figures, s’opère une espèce de vacillement : l’apparent réalisme se dissipe, se soustrait au sensible de la texture qui devient incertaine. Le tissu pourrait presque être du papier froissé, les mains sont taillées dans la pierre, les cheveux ciselés; chaque texture est ramenée au même niveau, expressif et contrasté.
Cette expressivité du trait participe pour moi à une sensation d’irréel plaçant mes « étreintes » dans une abstraction qui, en fonction de mon propos, peut être un espace de rêverie, une réalité alternative, un « au-delà », où le blanc est toujours maitre du jeu. Ce double mouvement permanent dans le dessin qui apparait comme figuratif et abstrait, est au centre de mon approche graphique : l’image nous embrasse autant qu’elle nous tient à distance, elle se place en relation avec l’ambivalence des choses humaines, la complexité d’un sentiment où dialoguent l’opacité et la transparence. Comme dans l’existence, le lien ne fait que s’ouvrir et se refermer, devant des yeux qui cherchent à comprendre. »
Paris, mai 2022
Au bord du ciel
Avec Au bord du ciel, Manon Pellan fait le choix d’un dessin qui accorde une place prépondérante au contraste. Issus de son imaginaire autant que de son quotidien le plus immédiat, ses dessins flottent en surface de fonds blancs – c’est dire à quel point la lumière est cruciale pour l’artiste. Dans l’évolution de sa pratique, la jeune femme a toujours été sensible aux contrastes et aux images – qu’elles soient cinématographiques ou vécues – dans une lumière aussi esthétique que conceptuelle. Pourquoi le blanc, pourquoi la lumière ?
« Je travaille avec la lumière du soleil dans ma recherche photographique de l’altérité. En amont, le blanc est déjà présent à cette étape du processus. Lorsque je construis le dessin sur la surface du papier, la seule possibilité de rendre visible le motif est le blanc. Il intervient alors comme une percée de lumière symbolique. Percée oui ; car le blanc révèle mon dessin autant que le contraste. Il se déploie dans un mouvement vers l’extérieur et suggère ce qui fut incarné. Dans une même approche, l’ambivalence du blanc, est qu’il rappelle la présence du motif, aussi bien qu’il révèle ses absences. Tel le soleil surexposant l’objet qu’il réchauffe dans un moment tendre où l’absence de l’autre se fait déjà sentir, le blanc devient dans toute sa violence, la seule issue pour révéler l’essentiel en créant un vide, pour remplir cet espace vacant et incarner pleinement l’absence. »
De ses différentes séries – « Ghost », « Etreintes » ou « Trash » – l’artiste puise ses idées dans sa vie personnelle. Les chemises de sa mère, la vaisselle de sa grand-mère ; autant de sujets tirés de souvenirs intimes à forte charge émotionnelle. Des objets désincarnés qui évoquent les différents sens et fonctionnent comme « une expérience du lien que je crée, non sans une certaine spiritualité, une sorte de cocon » affirme Manon Pellan. Ces objets sont véritablement attachés au vécu plus qu’aux vivants et dépassent la simple idée d’une projection mortifère. Le blanc, le vide, la lumière et les souvenirs constituent des moments de « tendresse, pudeur, sensualité, peur ou espoir ; selon les variations ».
Paris, avril 2022
Série Ghost
« Dans ma série « Ghost », je tente de développer une réflexion autour du corps et de son absence, de l’intimité, et de la perte, au travers d’une problématique essentielle de l’histoire de l’art, le drapé, qui porte en son pli un pouvoir d’évocation exceptionnel dans son caractère sensible et contemplatif, le plaçant encore aujourd’hui bien au delà d’un simple outil du pathétique.
Laissant toujours une place importante au blanc du papier, j’interroge les absences du motif choisi et tente d’en révéler la poésie. L’absence partielle du corps dans cette série fonctionne intimement avec la présence du blanc, un vide qui comble le vide ; le blanc dit les absences du dessin.
Le choix de ce motif est relié à mon histoire personnelle, et je crois en réalité que notre vision du tissu et plus généralement du vêtement, est très ambigüe : il a une place particulière pour chacun d’entre nous, entre l’objet triviale que l’on retire négligemment, le fétiche que l’on range précieusement, ou le chiffon que l’on jette sans culpabilité. Le tissu parle de notre rapport au quotidien, à l’intime, et au corps. »
Manon Pellan
Paris, Février, 2021
Série Trash
« Il y a pour moi une forme de violence et d’émotion dans l’observation de la banalité des éléments qui composent notre espace. Il fait sens pour moi, d’interroger au travers de la nature morte et de la vanité moderne, notre rapport contemporain aux objets, et notre manière de les ritualiser ou non. C’est une problématique qui traverse notre histoire depuis toujours.
Même si le choix de dessiner autour de cette question est très intuitif, sensible et personnel, j’admets être traversée par des références fortes de notre histoire, de la Rhyparographie antique, aux « tableaux-pièges » de Daniel Spoerri. Je suis ne suis pas non plus sans savoir que la nature morte fut pendant longtemps une contrainte imposée aux femmes artistes, qui ont cherché à s’en libérer. En tant que femme artiste, il me parait intéressant, dans une époque où notre rapport aux images et à la consommation est très différent, de me réapproprier le sujet, et en faire un rituel au travers du dessin.
Contre notre habitude, qui nous pousse à cacher ce qui nous rebute ou nous indiffère, et à passer très vite d’une image à une autre, je décide de m’arrêter et de faire un écrin pour le déchet, qu’il soit dans une vaisselle précieuse ou dans un sac plastique. Lorsque je regarde de plus près ces objets qui ne mériteraient pas d’attention particulière, je choisis de les ritualiser, et de les placer au centre de l’attention.
Lorsque je me fixe sur l’intérieur d’une poubelle, ou d’une assiette en fin de repas, quelque chose de très émouvant se produit à mes yeux, toute la vacuité première qui peut émerger de leur caractère ordinaire, est contrebalancée par l’attention spéciale que je leur porte, par leur représentation au travers du dessin.
Vouloir s’approcher sensiblement de ces textures qui ne nous provoquent à priori que de la répulsion, et d’y mettre une certaine précision, c’est leur permettre aussi d’exprimer une délicatesse, une fragilité qui nous rapproche peut-être d’une conscience de la pérennité de notre existence. »
Manon Pellan
Paris, Février, 2021