Généalogies
Cur mundus militat sub vana gloria… (« Pourquoi le monde combat-il sous la bannière de la vaine gloire ? ») : c’est en discutant avec François Bard, dans son atelier d’Aix, que m’est revenu ce vers que le Roi René, figure majeure de la Provence médiévale, avait fait inscrire dans l’un de ses plus beaux manuscrits, les Heures d’Egerton, enluminé par son peintre et ami Barthélemy d’Eyck. Le poème accompagnait une représentation du Roi mort, magistrale Vanité, sorte d’alter ego du Monarque de François Bard peint à quelques 600 ans d’écart, mais composant tous deux une glose visuelle sur l’inanité des gloires terrestres.
Natures mortes, peaux tatouées, têtes couronnées de capuches et de casques, perles sur corps émacié, bottes martiales, guenilles et autoportraits inquiétants constituent en effet autant de déclinaisons iconographiques de l’orgueil, Superbia des temps anciens. Sujet traditionnel dans l’histoire de l’art, François Bard arrive à en proposer une lecture contemporaine servie par une savante expertise picturale.
Le dialogue avec les maîtres classiques est ici indéniable, non seulement par le choix des images, mais aussi par les moyens techniques mis en œuvre : les glacis transparents et profonds, les clairs-obscurs puissants ou le dessin aiguisé rappellent Le Caravage, Carrache, Zurbarán, Bazille, Manet ou encore Sorrola – figures tutélaires de la formation de l’artiste, passé par les Beaux-Arts de Paris et la Casa de Velázquez. Mais, bien d’autres ascendances pourraient être retracées comme celle de la peinture abstraite, des figurations narratives et de la Figuration libre. En témoignent les réminiscences des compositions et des palettes chromatiques d’Eduardo Arroyo, Jacques Monory, Pizzi Cannella, Kazimir Malevitch, Léon Zach, Geneviève Asse ou encore André Marfaing.
Au demeurant, si François Bard s’inscrit aussi dans une longue et plurielle histoire de la peinture figurative (catégorie qu’il conviendrait peut-être d’interroger d’ailleurs), il fait acte d’une contemporanéité singulière en embrassant des sujets et des représentations caractéristiques de notre époque et de ses enjeux : réflexions sur le genre, place des femmes, images de corps noirs, montée en puissance de dictateurs et ravages de la guerre, avènement du digital dans nos vies. Néanmoins, c’est une peinture de l’anonymat que l’artiste suggère, montrant la dissolution de l’individu dans des causes et des systèmes qui le dépassent.
Au-delà de stéréotypes, et loin d’une esthétique pure, à revers de la mode pléthorique du portrait et de l’art-spectacle, François Bard se réapproprie les vrais objets de la peinture, sa matérialité et toutes les sphères de sa réception. En cela, ses œuvres nous présentent une actualité artistique évidente à laquelle est affiliée une nouvelle génération de peintres (selon des modalités et des discours différents certes) : Léopold Rabus, Youcef Korichi, Romain Bernini, Gaël Davrinche, Lara Bloy, Anaïs Prouzet, Alireza Shojaian, Anahita Massoudi ou Bilal Hamdad pour ne citer qu’eux.
Ainsi, cette généalogie des œuvres pourrait occuper une exposition et un livre entiers, et ce n’est pas ici le lieu d’une telle dissertation. Toutefois, les tableaux de François Bard nous font entrer avec fulgurance dans le monde de la peinture et son histoire, et permettent d’ouvrir des réflexions, tant formelles que thématiques, qui transcendent le temps.
L’âme et la manière
Les personnages réalisés par François Bard (ou leurs adjuvants – animaux, attributs ou éléments de décors) portent en eux le reflet critique des outrages que nos sociétés infligent aux plus faibles et à tous les égarés : pauvreté, exclusion, solitude, violence. Cependant, le peintre en a fait des combattants en lutte perpétuelle pour rester vivants, pour être au monde.
La figure humaine est l’élément prédominant des compositions même quand elle est absente. Ces hommes et ces femmes sont montrés acéphales, tronqués, dissimulés, plongés dans l’obscurité. À dessein, pour mieux révéler l’humilité qui les habite. Se montrer, parader, paré de richesses et d’honneurs, et s’imposer avec orgueil doit rester l’apanage de puissants farauds. Ainsi, le spectateur ne trouvera point d’achoppement rassurant en ces figures qui se dérobent. Le peintre oblige à chercher l’essentiel : l’âme. Évoquant souvent les icônes, au sens où l’image transfigure une réalité, il va même jusqu’à conférer à l’objet d’art une charge (écho peut-être de ses fréquents séjours en Afrique), c’est-à-dire une fonction magique reliant le visible et l’invisible via la matière picturale (ce que la photographie, dont le peintre s’inspire souvent pour les cadrages, ne produit pas du fait de sa mise en œuvre technique). La présence de l’écriture n’est pas non plus anodine. Les mots et les phrases inscrits sur les peintures, et que l’observateur doit déchiffrer véritablement, forment une incantation convoquant le passé, l’esprit ou les esprits du temps et peut-être l’avenir.
Homme, matière, rituel : chaque coup de pinceau implique le peintre, comme il le dit lui-même. L’art est une pratique de résistance. François Bard nous emporte ainsi dans les circonvolutions de ses combats : la sublimation du quotidien en même temps que la volonté de dépasser l’ici-bas, et d’offrir une méditation enracinée dans une expérience esthétique. Que ce soit la représentation d’un bouquet de fleurs (Tous les jours), d’un autodidacte rebelle (Parti Pris, Le Déserteur II), d’une femme en transit, coiffée d’un casque (Kask), d’un homme africain attendant avec son bidon (Le bidon rouge), François Bard nous invite surtout à une rencontre avec nous-mêmes, et à une réflexion sur la place que nous occupons dans l’infini de l’univers. D’où les noirs profonds, cosmiques et métaphysiques desquels surgit l’humain. Et même si le peintre dresse une cartographie de nos failles et de ses propres inquiétudes, il fait de sa peinture un vecteur d’enchantement.
Justesse et lumière
« Ce n’est pas le travail qui fait la qualité de l’œuvre, mais c’est l’idée de la justesse ». Le cheminement pour y parvenir oscille toujours entre beauté et réalité, nonobstant une place certaine laissée à l’accident. L’acuité d’observation de l’artiste et la précision de son geste s’entrelacent immanquablement aux coulures, taches ou coups de brosse abrupts, révélateurs de matière… En outre, par les formats choisis, à taille humaine (le peintre doit pouvoir embrasser sa toile, au sens premier du terme), un fil est tendu entre le sujet et celui qui regarde. Mais ce n’est pas la seule modalité de connexion.
La décontextualisation presque totale du sujet sert son apparition. Celle-ci est possible par le subtil travail de la lumière, essence de l’œuvre de François Bard. Le tableau est traversé par de puissants contrastes entre les ombres et les lumières, tout comme les vêtements qui s’animent et gagnent en poids sous les multiples touches colorées, juxtaposition de nuances. Le fond de forêt de L’homme à la pie par exemple étincelle de lignes aux tons vifs tandis que la robe sombre de l’oiseau, émaillé d’une plume blanche capte le regard au premier plan. Les enlèvements de pigments, laissant entrevoir les sous-couches créent également une transparence qui donne de la profondeur. Les carnations sont élaborées avec finesse : les clairs-obscurs sculptant le buste du Jeune homme aux perles rappellent sans conteste le corps supplicié des Christ de la Renaissance italienne ou de la peinture baroque espagnole, tels ceux de Rosso Fiorentino, Annibal Carrache, Diego Vélasquez, du Greco et bien sûr Francisco de Zurbarán. La peau brune de l’homme du Bidon rouge, même si elle se détache d’un fond noir, s’irise grâce à la superposition diaphane de plusieurs couleurs tels le mauve, le rouge ou le vert. L’audace d’un bleu électrique rehausse quant à lui les épaules tout comme le liseré saphir qui ceint le bassin. La peau scintille aussi de petits points blancs qui piquent le regard.
Mais, au-delà de l’aspect formel, il s’agit surtout pour l’artiste de révéler la lumière intérieure, celle qui meut ces combattants et combattantes, celle inhérente à l’univers qui nous entoure. C’est une lumière presque mystique, allégorique, qui révèle le sens caché de notre être au monde.
Les œuvres de François Bard présentées donc lors de ce moment de peinture à la Galerie Olivier Waltman constituent une sorte de psychomachie contemporaine, mise en scène de nombreux combats. L’espoir est porté cependant par la formidable force de l’art et les créations toujours renouvelées de l’esprit. Comme le disait Saint Thomas d’Aquin, dans sa Somme Théologique, « il est plus beau d’éclairer que de briller seulement ». C’est donc ce combat pour la lumière que François Bard nous offre ici.
Rose-Marie Ferré
Historienne de l’art, Enseignante-Chercheur, Sorbonne Université – Centre André Chastel
Paris, juillet 2023
François Bard, peindre, c’est ce que vous avez toujours voulu faire ?
Oui, j’ai toujours eu une fascination pour la peinture. Précisément, c’est par le médium de la peinture que passent mes émotions. C’est elle qui m’attire perpétuellement. Elle me ramène à l’imaginaire de l’enfance, me replonge dans ses mises en danger, les mondes que j’inventais en jouant. La peinture, c’est la même chose, le même plaisir. C’est un défi sans cesse renouvelé. Face à la toile, il faut toujours trouver de nouvelles solutions. Cela peut durer plusieurs années… Il se passe des choses imprévues, on ne maîtrise pas tout, il faut se laisser aller. C’est une vraie aventure. Et même si c’est ce que j’ai toujours voulu faire, à chaque fois que je commence un tableau, j’ai peur !
Peur ? Comment ça ?
Oui, parce que rien n’est acquis d’avance. On ne sait jamais si on ira au bout d’une toile. Il faut systématiquement trouver le passage, le petit truc qui fait que « ça marche », l’enjeu plastique qui donne du sens.
Au cours de votre carrière, vous avez évolué de l’abstrait vers le figuratif. D’habitude, les peintres suivent plutôt un itinéraire inverse. Qu’est-ce qui a guidé votre démarche ?
En fait, c’est un peu plus compliqué que ça. J’ai d’abord été figuratif, quand j’étais étudiant aux Beaux-Arts de Paris et même au-delà, vers le début des années 1990. Je peignais d’après nature : du modèle vivant, des natures mortes, des compositions très simples. J’étais à la recherche d’épure et de sobriété. Pour moi, il s’agissait de chercher à atteindre l’essence des choses. Je travaillais des couleurs terre comme au Quattrocento et à l’époque des primitifs italiens. J’étais aussi très inspiré par Giorgio Morandi, en particulier par sa représentation de petits flacons et la manière dont un gris passe à un autre gris. Sa peinture n’est pas « spectaculaire », mais elle est à la fois sensible et intelligente. Il a une façon très humble de regarder son entourage proche et de le rendre universel.
De là, comment en êtes-vous venu à développer un vocabulaire plus abstrait ?
Je n’ai rien prémédité. Ma peinture est entrée en crise pendant mon séjour à la Casa de Velásquez. J’avais un grand atelier à ma disposition ; les conditions étaient idéales pour travailler mais au bout d’un an, je ne trouvais plus de sens à ce que je faisais ! Quand bien même j’avais obtenu cette bourse en tant que peintre figuratif, je n’arrivais pratiquement plus à peindre d’après nature… C’est à ce moment-là que s’est imposé en moi un refus de la composition et un rejet de beaucoup de mes pratiques habituelles. C’était une remise en question douloureuse, existentielle je dirais même ! Je me sentais enfermé dans un aspect classique que je n’assumais plus du tout. Je sentais également que ma peinture ne s’inscrivait pas dans l’époque. Alors j’ai pris une décision radicale : tout arrêter et prendre du recul. Pendant longtemps, je n’ai plus peint du tout. Je me suis mis à réfléchir en profondeur au sens de ma pratique, au rôle de la peinture dans la société. Cela a duré plus d’une année pendant laquelle j’ai beaucoup voyagé.
Quand j’ai recommencé à peindre, je ne pouvais envisager que l’abstraction. C’était comme une évidence, une aventure totale : je ne savais pas ce que j’allais découvrir. Je n’avais plus de garde-fou, je redémarrais à zéro. C’était un espace vierge, un pan de ma vie qui a duré près de dix ans, de 1990 à 1999.
Qu’est-ce qui vous inspirait alors à ce moment-là ? Vous aviez des modèles à partir desquels travailler ?
Oui, des peintres comme Piero Pizzi Cannella, issu de la nouvelle École Romaine. Il pratiquait à l’époque une abstraction esthétique, avec un grand renouvellement dans l’approche picturale, quelque chose de vraiment inédit. Il m’intéressait et m’inspirait beaucoup. J’étais aussi très attentif au travail de James Brown, avec son regard sur les civilisations primitives, son économie de moyens, le côté transcendant de sa peinture.
Et puis comment ne pas parler de Malevitch ? J’ai une fascination pour son époque suprématiste, notamment son motif des croix, son goût pour les icônes. La croix est un motif extrêmement juste. C’est évidemment le symbole de notre culture judéo-chrétienne, mais Malevitch va bien au-delà et confère à ce motif géométrique quelque chose d’universel. Quand il fait ses croix noires, elles ne sont pas droites. C’est ça, sa grande leçon : ses croix partent de biais, elles sont souples et vivantes… C’est très sensible, émouvant même ! À cette époque, je me souviens avoir vu cette croix noire de Malevitch au Centre Pompidou et elle m’avait profondément bouleversé.
L’émotion, en art, c’est difficile à trouver, mais c’est essentiel. J’ai voulu retrouver cela dans mes peintures, avec une démarche presque expressionniste. Je travaillais une gestuelle, une forme de rage : je retenais, contenais, reprenais cette rage pour aller à l’essentiel. Quand je voyais une tâche sur la toile, je me disais : « D’accord, cette tâche est là, mais je pourrais tout aussi bien l’enlever. » J’en reviens toujours à ma recherche de l’épure, à cette volonté d’éliminer tout ce qui est un peu trop bavard, comme un écrivain qui ne garde que les mots importants.
Lorsque vous êtes passé du figuratif à l’abstrait, quelque chose persistait dans votre peinture ?
Exactement. Au-delà de cette ascèse que je vise, mon fil directeur se joue dans la lumière et l’espace : la lumière doit émaner du tableau. J’ai toujours été très attaché à ça. En fait, pour moi, les catégories d’abstrait et de figuratif sont presque inopérantes. En y regardant de plus près, ma peinture d’aujourd’hui mêle l’abstraction et la représentation de motifs. Je ne peux m’empêcher de considérer de l’abstrait dans mes peintures figuratives et l’apparition de motifs dans mon abstraction.
Quand je peins, ce n’est pas tant le sujet qui m’intéresse que de peindre la lumière d’un espace. Bien sûr il y a le sujet, mais ce qui compte tout autant pour moi, c’est cet espace qui émane du tableau, cette magie ! J’ai, depuis le début de ma pratique, toujours réservé une place centrale au noir, la couleur de l’espace infini et du néant. C’est le noir qui permet au blanc d’exister, le noir qui donne la vie et la lumière. Dans ma période abstraite, je plaçais déjà des bandes sombres sur des fonds plutôt clairs ainsi que je continue de le faire aujourd’hui, et quand bien même je suis revenu à la figuration. J’aimais déjà, au début des années 1990, cette dualité, ce combat entre l’ombre et la lumière, cette métaphore très organique de la vie.
Un retour donc, qui dure, à la figuration. Pouvez-vous nous parler de ce second basculement ? Après dix ans, pourquoi ce désintérêt soudain vis-à-vis de l’abstraction ?
Ce basculement a coïncidé avec le passage à l’an 2000. J’abordais la quarantaine et nous changions de millénaire, ce n’est pas rien ! Cela a généré en moi un choc existentiel, une totale remise en question. Et puis, autour de moi, les critiques décrétaient la « mort » de la peinture. On disait que le xxe siècle avait enterré toutes les formes de peintures, abstraite comme figurative.
À ce moment-là, j’ai senti qu’il fallait redistribuer les cartes pour pouvoir continuer à peindre. À jouer et à vivre… Car ma passion pour la peinture était toujours là, c’était ma raison d’être et ça ne faisait aucun doute.
Ne pensez-vous pas que l’on a tout dit, en peinture ?
On a peut-être tout dit… et alors ? La peinture conserve tout de même sa raison d’être ! Les critiques l’ont pensée « morte » mais finalement, elle est toujours là. Ce qui compte c’est d’avoir la possibilité d’exprimer sa petite musique et de penser le monde. Personnellement, j’aime me retrouver dans le silence de l’atelier pour créer. Je suis très heureux dans ce retranchement-là – j’emploie le mot à dessein –, dans cette forme d’isolement qui me permet de mieux retrouver le monde, comme un rituel de prières méditatives. Ma démarche a toujours consisté à revendiquer la peinture. C’est d’autant plus vrai à notre époque où on la décrit parfois comme dépassée. Je me suis tourné vers les Beaux-Arts de Paris très jeune, par passion pour la pratique de la peinture et avec le désir de continuer à peindre ! Je pense que l’Homme aura toujours besoin de peindre comme d’écrire pour exprimer ses émotions. C’est essentiel.
Quelle place accordez-vous à la photographie de presse ?
Depuis l’apparition des appareils photo numériques, on peut immédiatement voir le résultat de ce que l’on prend en photo. On peut alors le changer ou le modifier avec Photoshop. Cela m’intéresse beaucoup. L’impact de la photo sur la peinture est indéniable mais cela ne la rend pas caduque pour autant. Beaucoup de personnes ont pensé pouvoir se passer de la peinture avec l’arrivée de la photo mais ce n’est pas le cas : la peinture revient à la mode grâce à la photo et à son langage spécifique. C’est ce va-et-vient entre l’une et l’autre qui me passionne. Elles se nourrissent mutuellement.
En tout cas, ce sont les photos de presse plus particulièrement qui m’attiraient, j’avais envie de m’en saisir via le médium de la peinture. La photo m’a permis de surmonter mon rejet du modèle posant dans l’atelier : j’utilisais désormais des images préexistantes. En fait, mes toiles sont un peu comme des tirages photographiques qui passent par le médium peinture. Ce qui permet des grands formats habités d’une charge qui n’est pas présente de la même façon en photo. La matière de la peinture est vivante. La réflexion faite sur l’image, permet d’envisager de multiples possibilités. L’idée de reproduire une image issue des médias me réjouissait. Et puis c’était tout simplement la seule chose que je me sentais capable de faire dans ce moment de transition si spécial.
J’ai peint des hommes politiques comme Boris Eltsine, Dominique Strauss-Kahn ou des grands dirigeants d’entreprise comme Patrick Le Lay et Louis Gallois. Vous voyez comme on en revient à l’icône, à la force de l’image, à son pouvoir de persuasion, son témoignage.
En peignant ces hommes et ces femmes de pouvoir, vous y mettiez de la dérision ?
Non, pas vraiment. Je voulais rejoindre une grande tradition de l’art : celle de peindre des personnes de pouvoirs, des politiques, les princes de notre société. Ce sont des sujets historiques de la peinture. La peinture a très souvent consisté à représenter soit la religion, soit les princes. En un mot, la vanité des puissants qui voulaient perdurer via l’image. Dans l’histoire de l’art classique, les hommes de pouvoir étaient souvent les commanditaires des œuvres. C’est eux qui détenaient le pouvoir, en conséquence de quoi, ils façonnaient le goût et les codes de représentation de ces civilisations florissantes. Finalement, cela n’a pas beaucoup changé de nos jours. Nous sommes toujours dans la représentation des hommes de pouvoir mais on ne les traite plus de la même manière.
Dernièrement, de passage à Venise, j’ai visité le Palazzo Grassi et la Punta della Dogana, des lieux d’exposition que possède François Pinault. Dans ces lieux grandioses, la puissance du « Prince » est palpable. En mettant à disposition ces espaces, en coopérant avec les galeries les plus puissantes du moment, il influe sur le goût de son époque. François Pinault participe à la définition d’un nouvel académisme. La seule différence avec la Renaissance, c’est que dans notre modernité, la représentation du beau est rejetée. C’est l’idée et le concept qui prédominent, au moins autant que le résultat. Aujourd’hui, ce n’est plus le beau, mais la notion de sidération qui importe. L’art contemporain marche à la sidération. Plus c’est grand, plus c’est spectaculaire, plus c’est « génial ». On fait des trucs énormes, monstrueux même, qui ébahissent ! Comme le sapin en forme de plug anal de Paul McCarty, que l’on a vu place Vendôme. Le but, de nos jours, est de choquer. Finalement, ce n’est pas nouveau : c’est l’académisme contemporain.
Vous ne vous en êtes pas tenu à la représentation de photos de presse. Vous avez commencé à explorer d’autres sujets…
Oui. Cela a commencé avec l’adoption de Paulette, une petite jack russell au pelage blanc constellé de taches noires. Je la trouvais très belle, tout simplement. Elle faisait presque écho à mes toiles abstraites. Après les photos de presse que j‘utilisais comme modèles, je me suis mis à la peindre. Paulette est vite devenue un sujet récurrent dans ma peinture, une nouvelle icône, sacralisée pour ainsi dire. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant de peindre l’animal que de faire sentir la présence humaine derrière ; c’est pour cela que j’ai souvent représenté des chiens avec les jambes du maître ou de la maîtresse à côté. Par le jeu du cadrage serré, l’humain est suggéré sans être montré. J’y vois pour ma part une métaphore kafkaïenne de l’inaccessibilité humaine, une sorte de mise en abyme.
Tout cela pour dire que j’ai à ce moment-là abandonné les représentations inspirées de photos de journaux pour regarder et représenter ceux qui m’entourent, transformer les personnages de mon quotidien en modèles puissants et ainsi élaborer une « propagande de mon réel » comme je dis souvent, un témoignage en peinture de mon passage sur cette terre. C’est la raison pour laquelle, dans mon univers, il y a des personnages emblématiques qui se promènent. Un homme politique, un orateur, un dissident, un rebelle, un garde, un chien, un migrant, des gens en errance…
Est-ce qu’en prenant cette direction, vous cherchiez un côté « image publicitaire » ?
On peut dire cela, effectivement. C’est un peu la même démarche que celle d’Andy Warhol avec ses icônes : sublimer le quotidien et le banal pour le transformer en art. Mais notre médium est différent. Pour moi, c’est toujours la peinture qui prime avant le sujet.
Vous vous représentez souvent vous-même : êtes-vous votre meilleur modèle ?
Peut-être. J’aime jouer des rôles, me costumer comme dans les jeux de l’enfance, encore une fois. J’en reviens à ma passion pour la littérature et pour le cinéma. Je m’étais représenté en Jack Nicholson en faisant référence au film Chinatown (1974), dans une série de peintures et de dessins au fusain. Comme le cinéma, la peinture joue avec les codes de la création et de la mise en scène ; elle utilise la lumière et la notion de cadre. J’aime jouer avec cette analogie et incarner un autre, le temps d’une séance.
Peut-on qualifier votre travail d’hyperréaliste ?
Absolument pas. L’hyperréalisme consiste à imiter en tous points la photo. Pour ma part, je prends la direction d’une figuration picturale autour de thèmes qui me préoccupent. J’aime que mes toiles soient assez sombres et crépusculaires. Je veux créer le questionnement de l’Homme face à l’univers. Avec ma peinture, je cherche à représenter et sublimer la banalité de mon quotidien. Il y a toujours, en arrière-plan, la conscience de la solitude de l’individu face au cosmos, de nos vies dérisoires, de notre finitude, du destin tragique de notre planète… C’est au cœur de ma pratique ! Je crois qu’on retrouve la même chose dans les photos de la conquête spatiale. Elles portent en elles un questionnement métaphysique. C’est pour cela, peut-être, qu’elles me fascinent depuis l’enfance.
Pourquoi vos personnages sont-ils souvent tronqués ?
Cela découle de l’omniprésence des écrans dans nos vies. Au xxie siècle, on ne voit le monde qu’à travers les écrans. On le regarde par leur intermédiaire, soit en petit – avec les smartphones – soit en énorme, au cinéma. Cognitivement, il est évident qu’ils changent notre perception des choses : les écrans tactiles nous permettent d’agrandir les images, de zoomer sur tel ou tel détail à volonté. Moi, je joue le jeu de ces images pixelisées, c’est même devenu le point de départ de ma peinture d’aujourd’hui.
Je tronçonne mes personnages pour que le spectateur puisse se les approprier, lui donner la possibilité de créer la suite de l’image, cette suite qu’il ne voit pas. Mes cadrages serrés, eux, font écho à ce qu’on appelle le plan américain, une technique très utilisée au cinéma. Elle consiste à filmer les personnages aux trois-quarts, à mi-cuisse – ce qui permet de ne pas tout dire, de laisser place à l’imagination. C’est une véritable source d’inspiration pour moi.
Pourquoi l’omniprésence des coulures dans votre œuvre ?
Cela fait partie du processus de ma peinture, de l’histoire de la toile. Je peins d’une manière relativement classique, entre glacis et empâtements. Mais comme je pousse le processus à l’extrême, notamment avec des glacis très généreux, cela implique des dégoulinades que j’assume ! Ce sont les traces des différentes étapes de ma peinture et j’aime me situer entre construction et destruction. Je suis très attiré par une forme de cohabitation entre peinture classique et conceptuelle, j’aime la dualité entre ces deux univers, une tension se crée.
Et la présence de mots ? Comment l’expliqueriez-vous ?
Pour moi les mots participent pleinement à la composition générale, au même titre qu’ils créent une interrogation. Ils sont comme une incantation, une sorte de charge chamanique sur mes personnages. Ces mots traduisent aussi mes préoccupations du moment. Ils sont souvent recouverts en partie par la peinture ; il ne reste parfois qu’une lettre ou deux et le sens se perd. C’est alors qu’ils deviennent plutôt des signes calligraphiques. Et puis j’écris ensuite d’autres phrases par-dessus. Ce sont des strates que je laisse visibles et qui donnent une sorte d’intensité quasi rituelle.
Actuellement, quels sont vos sujets et vers quelle direction allez-vous ?
Ma prochaine exposition s’intitulera « Les Combattant(e)s ». La résistance des gens m’interpelle et bien sûr, le conflit en Ukraine me marque beaucoup… Je crois qu’on peut aussi résister en peignant : être engagé, dire des choses, témoigner de ce qui nous entoure, nous surprend, nous répugne ou bien nous réveille. Ma peinture me fait vivre et me construit. Je trouve que, politiquement et socialement, elle nous engage, moi, mon entourage et mon regard sur le monde. Chaque coup de pinceau m’implique. Je dépends totalement de ma peinture. C’est elle qui me permet de vivre et d’affronter le monde.
Vous voulez laisser une trace ?
Sincèrement, ce serait de la vanité de dire oui. L’idée de postérité est irréaliste, c’est trop loin pour moi. Je suis vaniteux, d’accord, mais perdurer au-delà de sa mort ? Comment oser penser une chose pareille ? C’est vrai que l’idée de postérité peut donner un sens : on peut être tenté de se dire qu’on a fait une œuvre et qu’elle va rester. Mais combien de temps ? Trois ans, dix ans ? Cinq siècles ? Et après ? Notre planète est également mortelle…
Non, ce qui est moteur pour moi, c’est de vivre le présent avec exigence. L’important, c’est qu’il y ait quelque chose d’intéressant dans une journée : c’est de donner de la valeur au temps qui passe, de le marquer par la présence ou la progression d’une toile, d’avoir l’impression de ne pas perdre son temps. Je ne supporte pas le moindre instant de paresse. Il n’y a que quand je suis dans l’atelier, ou que je lis, que je me sens à ma place. Finalement ce que je souhaite vraiment, ce n’est pas laisser une trace mais continuer à faire des choses qui m’intéressent, continuer à répondre à mes préoccupations et surtout, ne pas perdre de temps ! Aller vers moi-même le plus possible, sans trop me détourner.
Pour finir, François Bard, où travaillez-vous ?
Depuis quelques années, je suis installé dans le sud de la France. J’ai la chance d’avoir deux ateliers et cela me permet d’avoir du recul sur ce que je fais. Je trouve très agréable de changer d’ambiance, de passer de la forêt à la ville. L’Homme a besoin de passer d’un lieu à l’autre pour redécouvrir des endroits qu’il connaît bien. La peinture, c’est pareil, c’est un espace ouvert.
Là où je préfère être néanmoins, c’est dans la nature. Quand je sors de l’atelier, j’ai l’impression que je pourrais partir à l’aventure, tout est ouvert à la rêverie. On en revient à la période de l’enfance, finalement. Comme dans les romans de Jack London, il y a l’idée d’un espace devant soi à explorer. On peut rejoindre les Rocheuses, prendre la mer, rêver, partir…
Henri Vernet
Journaliste, rédacteur en chef Le Parisien
Aix-en-Provence, novembre 2022
Mais qui sont-ils au juste ? Qui sont ces personnages dont on ne voit pas les visages, dont on ne perçoit que de menus détails… Quand l’art du portrait réside précisément à exposer une identité, dans sa puissance ou son innocence, en révélant la psychologie du modèle par ses traits physiques, François Bard choisit, au contraire, de les soustraire à la vue. Les têtes sont recouvertes, se détournent, voire sortent carrément du champ. Les rares faces exhibées sont aussitôt rejetées dans l’ombre, d’une visière ou d’une arcade sourcilière, comme privées de regard. Il ne serait donc pas un portraitiste, et pourtant… Les corps qu’il nous livre sont habités, les vêtements qui les recouvrent sont incarnés. On sent sous le tissu cette humanité qui respire, transpire et semble aux aguets. On ressent dans ces dos et ces épaules tout le fardeau d’une journée ou d’une vie.
Après des décennies d’abstraction et de minimalisme, la figure, de retour, ne peut sortir indemne de ce passage à vide où gestuelle, matérialité et couleurs sont devenues le sujet même de la peinture. Ainsi, François Bard réintègre-t-il ses « portraits » dans son œuvre avec le pinceau de l’abstraction. Abstraction d’une identité dont il prive ses personnages, abstraction d’une histoire que le titre ne parvient pas à raconter. De sa pratique première de la peinture abstraite, l’artiste a aussi conservé cette gestuelle qu’il exprime dans l’ampleur de ses toiles, dans la matérialité d’une peinture dont on voit les passages, les traces et les coulures et, enfin, dans la prégnance de la couleur dont il aime à moduler les accents, les contrastes, la brillance.
Ainsi, la peinture de François Bard se focalise-t-elle sur le corps humain dont il dresse le portrait comme s’agissant d’un visage. Un corps vêtu mais dont l’anatomie affleure sous l’étoffe. A la photographie, il emprunte ses cadrages rapprochés et tronqués mais aussi ses sujets, puisqu’il procède par une collecte de clichés, au hasard de leurs découvertes, avant de demander à ses proches de prendre la même pose que celle photographiée. La singularité consiste ici à recréer l’attitude du modèle de la photographie et non de peindre d’après celle-ci, car l’artiste a besoin d’effectuer lui-même ce transfert de la troisième à la deuxième dimension. A lui de sélectionner les masses qu’il traduira en surfaces sur la toile plane. A lui d’arrêter les contours par ses propres moyens, au pinceau ou à la brosse. A lui, enfin, de créer sa propre palette de tonalités, d’accentuer ses éclairages, de suggérer ses effets de matière. Dépassant la rivalité datée entre les deux arts, qui consistait affirmer la suprématie de l’un sur l’autre, il s’agit plutôt pour l’artiste de réaffirmer la matérialité et la singularité de la peinture, de « retrouver la peinture […] le moment où le sujet coïncide avec la manière de le traiter ; la peinture devient alors son propre sujet », selon ses propres mots. La symbiose est alors totale qui consiste à fusionner les deux techniques pour garder ce qui est propre à chacune : l’instantané d’une pose et la matérialité de la peinture à l’huile.
Ici réside une première clef de lecture l’œuvre de François Bard qui repose sur la temporalité. Une double temporalité, de la technique et de la réception du sujet. A la fugacité d’un instant saisi par le photographe dont on devine l’origine et la continuité du mouvement, le peintre appose un lent travail pictural où les couches se superposent, se fixent et figent son sujet au point de lui ôter toute velléité de se mouvoir. L’action est désormais absente. Ces personnages en deviennent sculpturaux, massifs, immuables. Ils existent pour eux-mêmes, décontextualisés. Il semble vain de les ancrer dans un récit. D’autant qu’ils évoluent sur un fond nu et monochrome où seule parfois court la ligne d’un horizon qui tente de suggérer un espace. Nul décor, nul détail qui viendrait situer la scène, raconter une histoire. Sa peinture ne se veut pas narrative mais invite, par son titre, à l’introspection.
Une deuxième clef de lecture, stricto sensu, demeure dans les titres qui apportent un sens caché aux œuvres de François Bard. Double lecture, là encore, où le seul sens littéral ne peut nous satisfaire, dans lequel nous devons rechercher une autre signification, d’ordre métaphysique. Quand De l’autre côté nous invite explicitement à un passage dans une autre dimension que celle d’un plan coloré dépourvu de matérialité, Le seul jour en appelle aussi à une autre solitude que celle du calendrier. Plus équivoque encore, Ce que tu es, selon qu’il s’adresse au modèle ou à nous-mêmes, véhicule la notion de miroir ou de métaphore pour une version humaniste du portrait de Dorian Gray.
C’est alors qu’intervient la couleur, indissociable de la lumière, et porteuse d’émotion. Vive, parfois même acidulée, elle anime la composition de sa brillance et en réveille les tons atones. Par ses éclats, elle sublime le banal des attitudes. Ici, c’est une capuche jaune citron qui vient focaliser notre attention sur une tête, accentuant encore l’invisibilité de son visage et l’auréolant de mystère. Jouant subtilement avec les complémentaires, l’artiste réactive par ce jaune acide les camaïeux de bleus, vifs de la veste ou plus ternes de l’arrière-plan. Subtil coloriste, François Bard fait migrer ses couleurs de leur champ premier. Appliqué en légers coups de brosse verticaux, le bleu vient moduler le jaune, quand celui-ci se répand en traces discrètes sur le dos du sujet. Ailleurs, c’est un rouge vermillon qui procède de cette même volonté de magnifier, par la couleur, ce qui n’est qu’un fragment de corps, une simple paire de jambes revêtues d’un pantalon. Au rouge vif qui en structure les plis cassants, répond, en retrait, un rouge plus délavé qui induit la planéité d’un mur. Délavé au point de dégouliner le long de la surface en longues coulures sanglantes, qui ajoutent une dimension dramatique. On comprend alors le pouvoir émotionnel de la couleur, chez ce peintre qui ose l’intensité jusqu’à la saturation. La couleur pure prend une valeur symbolique parfois tragique. A ce titre, le noir remplit sa part de mystère, accentuant la solitude des personnages dans un espace obstrué, compact. Car la couleur se fait parfois uniforme et lisse pour découper un plan dans la composition et insérer une part d’atemporalité. Bande verticale bleue qui traverse la toile sur toute sa hauteur ou bandeau horizontal vert qui crée une marge de mise à distance. Hérités de la première période abstraite de l’artiste, ces aplats colorés participent à la décontextualisation du sujet et l’ancre dans l’espace de la peinture.
Reste que la peinture de François Bard se livre lorsqu’on s’en approche, afin d’en apprécier toutes les subtilités de la technique, les aspérités de la matière, la picturalité. Monumentale dans ses formats, l’œuvre invite pourtant à se reculer pour l’appréhender dans sa totalité. A distance, elle se présente alors avec un certain réalisme, répondant brillamment à la tentation mimétique de la peinture figurative. Les proportions sont respectées, les volumes construits selon les règles de la perspective, les couleurs se modulent au gré de l’éclairage, les matières enfin, évoquées avec soin, donnent l’illusion du réel. Ainsi les tissus sont-ils rendus avec une extrême dextérité quand ils se cassent en plis voluptueux sur une chaussure, se plissent au détour d’une tête ou à la pliure d’un genou, ou encore ondulent en accompagnant le mouvement des corps. Cependant, à regarder au plus près, le travail de l’artiste se fait jour et dévoile son processus. La peinture se fait texture. Les couches sont travaillées en strates superposées sur lesquelles il intervient à plusieurs reprises, grattant pour soustraire de la matière, aspergeant pour ajouter des giclures ou badigeonnant des couches délayées pour obtenir des coulures, dans un va-et-vient incessant. Fréquentes sans être systématiques, discrètes car presque transparentes, ces coulures forment une légère trame verticale qui contrebalance le tracé plus affirmé, de couches plus denses appliquées à la brosse. C’est alors qu’on discerne sur certaines toiles, des mots tracés, presque imperceptibles, rajoutés à la fin. Contenu dans une forme, la veste du Messager ou le visage de Ce que tu es, le tracé de l’écriture n’en suit pourtant pas les reliefs mais se déroule linéairement, entretenant ainsi l’ambiguïté d’appartenir à la surface de la toile, comme un second titre illisible, plutôt qu’au sujet sur lequel il s’inscrirait comme un motif ou un tatouage. Retrouver la peinture c’est aussi retrouver la surface de la toile.
Syncrétique, l’œuvre de François Bard opère ainsi ce tour de force de concilier abstraction et figuration en affirmant ce qui fait le travail du peintre, la composition, la couleur et la gestualité, tout en y insérant la figure dont il ne fait plus un sujet, et pourtant… De la narration, absente ou mise à distance, il appartient à chacun d’entre d’en construire le sens. Si de ses figures il ne dresse plus un portrait, au sens social du terme, il en exprime, en revanche, l’essence, au sens métaphysique. Génériques, car sans identité, mais uniques, par leur singularité, les personnages de François Bard expriment un étrange sentiment de solitude, d’isolement, d’enfermement. Même quand ils sont plusieurs. A quoi cela tient-il ? A des attitudes passives comme suspendues, à des arrière-plans monochromes donc enveloppants, mais aussi à des formats monumentaux qui confèrent au sujet une autre envergure. Confronté au gigantisme de l’œuvre, qui évacue l’anecdotique, on ne peut qu’affronter notre propre individualité. A l’importance du format correspond celle du sujet. Face aux titans de François Bard, le spectateur se doit d’en mesurer la psyché. Sombre sans être ténébreuse, sa peinture aborde notre condition humaine dont il exprime le drame. Privés de regards, incapables de communiquer, ses personnages nous interrogent sur notre capacité à embrasser le monde et aller vers autrui. La solitude est avant tout un état psychique dont François Bard traduit l’aspect physique dans une quête incessante, entrainant ses personnages dans un long périple où chaque étape les isole davantage. A travers chacun d’entre eux, il portraiture notre humanité.
Cyrille Gouyette
Historien de l’art
Septembre 2021
« L’artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s’arracher. »
Albert Camus, extrait de son discours à l’occasion de la remise du Prix Nobel de littérature à Stockholm en 1957
Poser la question de la modernité de l’œuvre de François Bard est une façon de la resituer dans le continuum de l’histoire de l’art occidental, mais également une invitation à définir à quoi renvoie exactement ce concept dans ce contexte. Les contours des termes « moderne » ou « modernité » ont varié au fil du temps : de Giorgio Vasari qui qualifie l’œuvre de Léonard de Vinci de maniera moderna en plein XVIe siècle (qui correspond à sa conception de la perfection de l’art alors) au cubisme déconstruisant le motif de Picasso et de Braque (une solution pour réinventer la peinture), en passant par Baudelaire (qui définit la modernité comme un équilibre ambigu entre d’un côté le transitoire et le fugitif et de l’autre, l’éternité et l’immuable). Cependant, face aux colorations différentes que prennent ces notions, l’étymologie nous ramène à un cadre. Elle tisse un fil conducteur et justifie que l’on puisse les employer encore aujourd’hui sans être anachronique ou désuet. Elle réunit l’adjectif modernus, qui signifie « récent » ou « actuel », et l’adverbe modo, qui signifie « à l’instant ». Être moderne c’est donc être de son temps. Reste à trouver les indicateurs pour mesurer en quoi un peintre appartient à son époque. D’autres notions surgissent rapidement, celles de nouveauté, de progrès ou de rupture, celles auxquelles appelaient les avant-gardes à coups de manifestes et de propos radicaux, tels ceux d’Antonin Artaud qui rompt les amarres avec ce continuum évoqué plus haut lorsqu’il écrit : « Les chefs-d’œuvre du passé sont bons pour le passé ; ils ne sont pas bons pour nous. » Une posture qui pourrait relever de la mauvaise foi ou de l’illusoire rêve de la tabula rasa ou de « l’œil innocent » de John Ruskin, comme si on pouvait voir les choses avec l’œil naïf de l’enfant. Là n’est cependant pas l’ancrage de François Bard.
La question prend son sens si l’on éclaire son œuvre à la lumière de celle d’Édouard Manet, peintre érigé en inventeur de la modernité qui introduit « le désordre dans la pose » selon les mots de Georges Bataille. Les deux artistes partagent ce goût pour un art dépouillé, des cadrages serrés qui accentuent la dramatisation – L’Asperge que Manet pose simplement au bord de la table en est une illustration parfaite–, une distance avec les émotions par la neutralité des sentiments affichée sur les visages, une iconographie renouvelée et énigmatique et le jeu avec le hors-champ. Manet y place le spectateur (chacun d’entre nous) qui interagit avec le sujet accrochant son regard dans un face-à-face atemporel. Bard, quant à lui, y dégage les visages de ses personnages morcelés, concentrant toute notre attention sur les poses, sur le discours des corps. Par ailleurs, tous les deux s’inscrivent dans une filiation revendiquée avec les grands maîtres – grâce à laquelle il ont trouvé leur liberté plastique –, avec un intérêt tout particulier pour Diego Velázquez. La découverte de ses œuvres par Manet au Prado en 1865 a été un véritable choc, au point de hisser l’Espagnol au rang de « plus grand peintre qu’il y ait jamais eu ». François Bard l’étudie à son tour lorsqu’il est pensionnaire à la Casa de Velázquez à Madrid entre 1988 et 1990, fasciné par cette économie de moyens et cette capacité à toucher à l’essentiel. Et puis il y a la peinture. Tous deux la mettent au cœur de leur pratique qui s’appuie sur trois fondements : lumière, geste, matière. « Supprimer le sujet, le détruire, est bien le fait de la peinture moderne, mais il ne s’agit pas exactement d’une absence : plus ou moins, chaque tableau garde un sujet, un titre, mais ce sujet, ce titre sont insignifiants, se réduisent au prétexte de la peinture » analyse Georges Bataille. Si François Bard reconnaît qu’il peint toujours le même tableau comme un écrivain écrit le même livre, avec pour thématiques essentielles la vanité, l’orgueil, les puissants, une fois qu’il est dans la solitude de l’atelier, tout se joue entre la main, le pinceau et l’esprit, dans un va-et-vient permanent entre figuration et abstraction. Comme un leitmotiv, c’est ce qui guidera ses affinités artistiques. Que ce soit dans cette peinture du Siècle d’or espagnol, chez Neo Rauch ou dans les clichés de la NASA, Bard retrouve « la solitude métaphysique de l’homme dans l’univers, incarnée par ce noir absolu et infini que j’essaie de retranscrire dans ma peinture » confie-t-il. Les mêmes noirs profonds si remarquables dans la palette de Manet.
Et puisqu’être moderne c’est être de son temps, François Bard crée sa propre iconographie pour relire la vanité, un sujet qui prend racine dans notre Moye-Âge. Pour le rendre actuel, il se pose là où se cristallise un phénomène de société : la folie des images qui circulent dans un flux continu sur les écrans. Elles nous abreuvent, sans sous-titre ou orientées et véhiculent la démesure, l’hybris des Grecs. Le sens critique prend ses distances et l’image la plus forte l’emporte. Bard identifie des photographies diffusées par les médias traduisant des postures du pouvoir, les fait rejouer par ses proches, les photographie à son tour et les peint de la manière la plus traditionnelle qui soit dans son atelier. Comme Manet, il demeure dans le rapport du peintre à son modèle, qu’il fait poser. Mais c’est là aussi que se trouve la modernité de François Bard : en s’inscrivant à la fois dans une tradition assumée, à laquelle viennent s’agglomérer le cinéma, la photographie, la société du spectacle, et en injectant des thèmes universaux dans notre monde contemporain, les milliardaires ayant remplacé les princes.
On retrouve la même dynamique dans le théâtre, lorsque les mises en scène déplacent le décor et la chronologie pour actualiser une pièce classique. Cela peut être un moyen détourné de dénoncer un pouvoir oppresseur ou un moment de l’histoire – comme lorsque en 1944, Jean Anouilh fait d’Antigone une héroïne de la Résistance en face d’un Créon hitlérien – ou une solution pour que le public puisse se projeter et se sentir concerné. Ainsi, lorsque Ariane Mnouchkine s’empare du Tartuffe de Molière en 1995, elle le transpose chez les radicaux musulmans, ce qui était alors plus en écho avec l’actualité, la bigoterie catholique du XVIIe siècle étant bien dépassée. Elle dénonce avant tout l’intégrisme, l’intolérance et les hypocrisies qui sont des travers humains, quelle que soit la communauté, tout en donnant une clé de lecture de notre époque. En 2019, la proposition de Clément Cogitore d’insuffler aux Indes galantes, l’opéra baroque de Rameau, toute l’énergie de la danse hip hop chorégraphiée par Bintou Dembélé à l’Opéra Bastille (Paris) pouvait paraître iconoclaste mais fut une réussite éclatante. Ils nous rappellent alors que le théâtre comme l’opéra sont des arts vivants. Ils mettent en scène les travers de l’humanité, les passions, les guerres, la destinée, le devoir, l’amour, qu’il soit tragique ou heureux, la trahison, la haine… L’océan des sentiments avec lesquels se débat l’être humain depuis la nuit des temps. Malgré les siècles qui s’enchaînent, on n’apprend rien, on est pris dans les mêmes dérives, on tourne en rond. On a éternellement besoin de réactiver les supplices des Sisyphe, Médée, Hamlet… Le théâtre est une sorte de catharsis où l’on va se décharger des monstruosités, des émotions, simplement.
L’efficacité du message dépend de la façon dont on s’adresse au spectateur, que ce soit sur scène ou face à une œuvre d’art. L’identification sera renforcée par la contemporanéité des situations, par la capacité de l’artiste à raviver les codes pour entrer en résonance avec notre société. C’est exactement ce que fait François Bard avec ses images métaphoriques. Comme l’avait pointé Jürgen Habermas, la modernité est un projet inachevé.
Stéphanie Pioda
Historienne de l’art, journaliste
Septembre 2021
Il se débat.
Il, c’est Francois. Cette « Insoutenable certitude » c’est Francois Bard.
Une agitation frénétique, de toile en toile. Des tableaux aux fonds sombres se font et se refont sans répit. Il se bat contre le temps qui s’écoule inexorablement. Il peint sans cesse, espérant que toutes les couches de peintures craquelées feront bandelettes de momie et le protégeront pour l’éternité. Mais Bard doute, se débat, il ne croit pas, il sait, de manière désespérée, mélancolique… « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde a apparaitre et dans le ce clair-obscur surgissent les monstres » Antonio Gramsci.
Il résiste, essayant de construire une pyramide de chassis en chassis,tournant perpétuellement la crémaillère de son chevalet, dans la pâle lumière de la verrière aux carreaux translucides, debout dans les lueurs du Nord. Il peaufine, affine, détaille la texture du « Chien au pansement ».
Comme il est certain de ne pas être épargné, il s’applique avec une precision maniaque pour peindre ce qu’il cache. Peintre de l’inquietude, de l’intranquilité « trop tard » 2016.
Tentatives permanentes de se redresser contre l’effondrement que ce soit « sur la route » ou « sur les sentiers de la gloire » que ce soit en 2012 ou en 2017. Vanité.
Sa main fébrile brosse « Les ombres ». Souvent il décapite ses personnages. Parfois de rouges capuches dissimulent les visages. Mais nombre de modèles, affalés, étendus, morts, agonisants ou gisants sont de précis auto-portraits.
Les romains avaient une expression : Taedium vitae.
Regardez « Séraphin » cet archange aux ailes de grisaille, cet homme aux noirs tatouages, tricot de corps , corps de brute. La tête baissée vers le sol, vers la terre. Il signe un découragement sans borne envers la Terre et… le Ciel.Une immense tristesse que Senèque le jeune précisa pour caractériser le sentiment perceptible de la fin de d’une époque et d’une Civilisation.
Taedium vitae, c’est ce sentiment vertigineux d’avoir conscience d’une évidence sans plus aucune solution: la fin d’un Monde.
C’est cette lucidité aveuglante, ce désespoir raisonné qui habite l’oeuvre de Bard. Un monde s’écroule mais de portrait en portrait il identifie cette crise intérieure.
Son « Chien au pansement » nous fixe du regard: il sait.
Francois sait, et , nous en admirant ses tableaux, nous pouvons savoir aussi.
Romain Goupil, cinéaste
Paris, 2017
L’œuvre de François Bard est souvent décrite comme « épique » ou « monumentale ». Pour autant, il peint les sujets les plus anodins, et les transforme en de puissantes métaphores de l’émotion humaine. Difficile à définir, il est comme un expérimentateur conceptuel déguisé en traditionaliste. Ses tableaux suscitent invariablement plus de questions que de réponses. Elliptiques et texturées, si ses représentations de personnages et de lieux ordinaires suggèrent un sens, elles ne placent pas moins certaines des émotions contenues hors de notre portée.
De sa famille et ses amis au cinéma hollywoodien et aux icônes du consumérisme contemporain, les sujets développés par François Bard s’inscrivent dans un contexte porteur de symbolique sociale mais parfois cachée derrière un voile énigmatique.
Partagé entre Paris, la campagne en Bourgogne et la nature du sud de la France, le paysage inspire une grande partie de son travail. Il a d’abord peint en extérieur, prenant la nature pour modèle. Le paysage plat et horizontal de la Bourgogne et de ses collines continue d’influencer sa vision de l’espace pictural. Chez lui, le monde est nettement coupé en deux par la ligne d’horizon : le ciel d’un côté, la terre de l’autre. Cette dualité est présente dans tous les aspects de la vie : le jour et la nuit, l’ombre et la lumière, la vie et la mort.
Le paysage, le portrait, l’autoportrait et la figure humaine comptent parmi les sujets les plus anciens dans l’art, mais Bard explore constamment de nouvelles voies pour peindre le familier. Avec lui, la peinture paraît simple. Sa matière se construit couche après couche, depuis les fonds sombres jusqu’aux touches lumineuses, marquée par les outils, les coups de pinceaux, frottis, grattages, imperfections en surface, coulures et fins glacis aux allures de bitumine qui tachent l’image comme autant d’éclaboussures accidentelles. Bard se délecte dans la peinture précise et flamboyante de la translucidité et la texture d’une peau, la rugosité d’un tissu lourd, et l’éclat froid d’un métal.
Comme un reflet du cycle de vie, les sujets de Bard passent aisément d’un monde rassurant et prévisible à un monde de lendemains incertains. Même lorsqu’il s’inspire d’un livre ou d’un film, la peinture qui en résulte invite invariablement le spectateur à remettre les apparences en question. Qu’est-ce qui nous pousse à faire des choix, à se battre pour le pouvoir et la gloire, à préférer le bien au mal, à laisser une trace, à s’isoler ? Les notions abstraites du bien et du mal, du noir et du blanc, de la nuit et du jour, de la vie et de la mort forment un prisme au travers duquel Bard explore le psychisme masculin, ses craintes et ses insécurités.
Si de nombreux des sujets traités par Bard nous engagent à voir les dangers de notre monde, son œuvre dépeint plus souvent un état contemplatif, comme une méditation sur la singularité de la vie, inexorablement entrelacée avec la mort. Les Sentiers de la Gloire (2016) est bien plus qu’une image romantique traitant du succès et de l’adoration. La grandeur des portraits de Philip IV de Velásquez exposés au Musée du Prado à Madrid y transparaît. La beauté fragile des roses rappelle les études de fleurs de Manet. De prime abord, l’œuvre célèbre la réussite, l’accomplissement de soi, la reconnaissance, la gloire, la noblesse, la beauté et la richesse. Préférons-nous nous prélasser dans le succès d’une vie glorieuse, dans le sentiment de puissance que procure une vie vaniteuse ou jetterons-nous jusqu’à la dernière rose sur ces sentiers de la gloire qui conduisent inévitablement à la tombe ? Peut-être devrions-nous le repenser comme l’autoportrait le plus honnête et dérangeant de Bard. Et si, Les Sentiers de la Gloire est effectivement son autoportrait métaphorique, ces vanités rappellent au spectateur le caractère éphémère de la vie, les faiblesses de l’homme et la mort, inévitable.
Par l’acte méthodique de la peinture, Bard commémore les expériences marquantes, les pensées intimes, les sentiments, les émotions et l’estime de soi. Et puisque de chaque tableau naît des pensées et des souvenirs de son auteur, il vient nourrir le journal métaphorique de sa vie.
L’interprétation est illimitée dans les œuvres de Bard. Peut-être est-il préférable de prétendre être assis dans un cinéma sombre et laisser les images de Bard déferler sur vous. Ce faisant, vous allez probablement sentir surgir un vague lien avec la vraie vie, avec votre vie, aussi irréel que les peintures elles-mêmes. Le réalisme flamboyant de Bard commence alors à se transformer et à se fondre en des visages familiers : finalement, ses peintures reflètent simplement son exploration personnelle de l’identité humaine.
Les personnages de Bard gardent leur distance, ils détournent les yeux ou se cachent derrière des lunettes noires. Ils s’éloignent. Il ne nous reste plus qu’à contempler l’arrière d’une tête qui, parfois, aura été partiellement rognée. Mélangeant réalité et perceptions vagues, imaginaires ou bien réelles, un geste symbolique suggère une histoire. Les mains, les jambes, les chaussures et les vêtements forment l’homme. Ils sont les protagonistes. Et Bard a peu d’intérêt pour la précision scientifique. Au contraire, il préfère simplifier et abstraire. En d’autres termes, les images minimalistes de Bard expriment une évocation poétique et éthérée de son sujet.
Le réalisme de Bard sert une esthétique moderne et contemporaine. Une succession magnétique de portraits en gros plan invite à examiner les profondeurs du visage humain à travers des sujets aussi divers que les ouvriers, les hommes d’affaires, les enfants et les vieillards sages. Bard étudie son sujet. Son défi personnel consiste à saisir l’instant subtil qui vibre au cœur d’une expression, aussi spontanée qu’imprévue.
C’est comme si François Bard tentait de réaliser les prophéties de Baudrillard quand il affirmait que, bientôt, le réel et l’imaginaire se confondaient et que nous nous dirigerions vers une réalité cinématographique. Bard soutient que « le rôle de l’artiste contemporain consiste à inciter à regarder différemment. »² . Et c’est précisément l’effet que produit sa peinture. Elle développe un vaste ensemble de personnages, de chiens, de fleurs, de voitures et de paysages urbains. Dans ses tableaux, l’artiste s’intéressera aux objets les plus ordinaires, qu’il rend provocant sinon surprenant : une chaussure usée ou une main crispée qu’il va agrandir puis, contre toute attente, rogner. Ceci produit des gros plans extrêmement réalistes et puissants, tels des plans de films.
De nombreuses œuvres montrent des personnages ordinaires dans des moments tranquilles, baignés par une clarté cinématographique et d’inquiétants effets de pénombre. Entre le visible et le mystérieux, ces peintures s’apparentent à des poèmes, qui nous invitent à découvrir l’universel dans le singulier. Souvenir ou temps présent : Bard plonge ses sujets dans une atmosphère sombre voire mélancolique, qui suggère tantôt la solitude tantôt la sérénité.
La majorité des œuvres de François Bard représente des personnages seuls. Il les aborde en compositions simples, progressant lentement de l’abstrait vers le figuratif ; le sujet, le lieu et le contexte interagissent librement comme les mots d’un poème qui se répondent.
Le grand art a toujours été contemporain et, par essence, objet de controverse. Une grande partie du monde d’aujourd’hui n’est pas beau à voir. Mais Bard reste fidèle à la notion de beau. Dans leur beauté autant que leur banalité, ses oeuvres dévoilent les préoccupations de l’artiste et brouillent de facto toute distinction entre art conceptuel et figuration contemporaine.
Dans Simulacres et simulation, Jean Baudrillard affirme que les sociétés modernes ont été « organisées autour de la production et de la consommation des produits de base », tandis que les sociétés postmodernes sont « organisées autour de la simulation et du jeu d’images et de signes3». Ainsi, « dans nos médias postmodernes et la société de consommation, tout devient image, signe, spectacle. » De la sorte, l’art s’immisce dans « toutes les sphères de l’existence »4. Et nous pouvons par conséquent en déduire que le choix des sujets de François Bard confirme que « la société a instauré une esthétisation généralisée : toutes les formes de culture – et d’anti-culture -, les modèles de représentation et d’anti-représentation sont désormais pris en compte» 5 .
Les oeuvres de Bard deviennent des réflexions sur les cycles qui marquent notre vie (naissance et mort), qui animent nos actions (puissance et famille) et définissent chaque jour davantage notre réalité.
Où qu’il aille, François Bard observe. Tel un anthropologue menant des recherches, il note méticuleusement chaque geste et chaque expression. Pour autant, ses oeuvres évoquent sans relâche une humanité étroitement interconnectée, sous le prisme des dilemmes éthiques et psychologiques de notre monde contemporain.
Bard est un artiste voué au contemporain, mais profondément attaché à la tradition qui remonte aux grands chefs-d’œuvre baroques du portrait et de la nature morte. Certains pourraient même juger vrai de dire que Bard a redéfini ces sujets traditionnels. Les natures mortes du XVIème et XVIIème siècle français ont savamment documenté les changements dans les attitudes sociales et les idées.
Bard capture à la fois l’objectif et le subjectif, l’extérieur et l’intérieur. Il trouve un mystère et une ironie dramatique dans le monde dans lequel nous vivons – depuis la poésie de ses observations à la rigueur conceptuelle de son travail.
L’acte de peindre est le processus par lequel un esprit tente de se regarder dans sa propre lumière. Peut-être une telle vision est-elle impossible. L’œil peut-il se voir lui-même, sauf dans un reflet ? On dit également de l’esprit qu’il reflète et, souvent, il se reflète sur lui-même. Les artistes œuvrent dans l’espoir de créer une image de leur propre esprit, de leur conscience et de leur imagination, d’eux-mêmes finalement.
Il y a plusieurs années, François Bard peignait de manière abstraite, pour produire la vision qu’il avait en tête. Mais ces deux dernières décennies, il s’est tourné vers le figuratif. Même lorsqu’il se réfère directement au monde, ses images restent insaisissables. Tout comme ses ombres ne se limitent pas à indiquer une zone d’obscurité, ses formes ne représentent pas simplement ses sujets. Le réalisme de Bard est détaché et théorique, uniquement sollicité par la volonté de mieux activer la mémoire. Fonctionnant comme un journal intime, ses peintures retracent ses idées et ses expériences, tout en préservant ses propres concepts formels.
Dire que le style de François Bard se distingue des autres, c’est reconnaître qu’il nous échappe toujours d’une manière qui lui est personnelle. Il est fait pour mener sa vie d’artiste, d’enlumineur, d’archiviste de souvenirs, d’écrivain de journal intime, comme quelqu’un dont l’existence plane quelque part entre l’acte de vivre et une vie entière passée à s’enregistrer elle-même. En revenant chaque jour aux surfaces planes de sa toile ou de son papier, il les transcende en pages de sa vie.
Les peintures de Bard nous poussent vers un face-à-face avec les souvenirs de ses expériences, réelles ou imaginaires. Car c’est bien lui qui s’est confronté à ces sujets, pas le spectateur. Lire le journal intime de quelqu’un n’est pas vivre sa vie. L’un ne fait qu’examiner les preuves tandis que l’autre les rassemble. Regarder le travail de Bard, ce n’est pas regarder à travers ses yeux, ni voir ce qu’il voit. On verra seulement comment il a interprété certaines expériences ou tenté d’en garder la trace.
L’art de François Bard est à la fois difficile et porteur d’espoir ; il offre la possibilité d’un triomphe individuel mais pas sa certitude, et laisse à penser que le vrai chemin de la gloire ne vient pas de l’héroïsme, du pouvoir, de la beauté ou de la richesse, mais de la volonté et le courage de s’y confronter.
Wendy M. Blazier
Miami, 2017
Wendy M. Blazier est historienne de l’art, écrivaine et commissaire d’exposition indépendante, travaillant depuis plus de 30 ans en Floride en tant que conservatrice, administratrice d’institutions et conférencière. Née à de Detroit (Michigan) elle a été directrice générale et conservatrice au Art and Culture Center of Hollywood (Floride) de 1979 à 1995 et conservatrice en chef au Boca Raton Museum of Art de 2001 à 2012.
« L’atelier est un lieu de renoncement pour recréer le monde »
Propos recueillis par Stéphanie Pioda
Que racontez-vous au fil de vos tableaux ?
Je raconte toujours mon histoire, mais aussi l’être humain tel qu’il est, avec ses imperfections – c’est pour cela que je prends des termes génériques comme les Sans titre, Le Kilt, Dealer, Les Sentiers de la gloire… Je travaille autour du thème de la vanité qui est un des lieux communs dans l’histoire de l’art : la représentation des princes, des rois, du pouvoir, des Médicis, les batailles gagnées… Il y a aussi la vanité religieuse avec tous ces saints qui méditent face à des crânes et questionnent l’au-delà, les vraies vanités somme toute.
Vous questionnez ce thème appartenant à la peinture classique, mais ne vous lui donnez-vous pas une forme terriblement contemporaine ?
Oui, il reste actuel et je le traite dans une forme classique qui est la peinture. J’aime m’inspirer de photographies iconiques que je recrée à ma manière en faisant poser des gens proches. Ces photographies-là, que je repère dans la presse ou dans les magazines, sont pour moi des vanités contemporaines, comme Kennedy en train de fumer le cigare, cette très belle photo où il est recueilli… Ce sont autant de poses de la société, du monde et des médias. Les images sont faciles d’accès mais personne ne les regarde vraiment, c’est pour cela que je veux faire des images spectaculaires pour que les gens soient appelés à regarder.
Tout n’est-il donc qu’un jeu d’illusion ?
Comme Andy Warhol, je m’inspire des médias; les gens posent devant les objectifs pour une minute de reconnaissance .Rien n’a changé au fond : autrefois les princes posaient pour la postérité…
C’est ce dénominateur commun qui m’intéresse et que j’explore.
Vous portez un regard cynique sur cette société ?
Oui, c’est la nature humaine et j’en fais partie ! La vanité de l’artiste est énorme ! Vouloir donner un sens à sa peinture et à sa journée en peignant ! Ne pas perdre son temps, c’est penser que son temps est précieux, c’est vaniteux !
Est-ce pour cela que vous posez sur certains tableaux ?
Oui, c’est l’expression de la vanité de l’artiste, c’est-à-dire vouloir, dans une attitude un peu héroïque, rejouer certains jeux de la société comme Woody Allen l’a fait dans Zelig, où il incarne un homme-caméléon qui se prend pour Hitler lorsqu’il est à côté de lui, etc.
Dans mes autoportraits, je cherche à endosser des personnages et interpréter des rôles. C’est un peu comme dans l’enfance : on joue en se prenant pour un gangster, un indien , un trappeur… C’est un lien vers une aventure imaginaire.
Est-ce que ça veut dire que l’artiste est le plus à même à prendre ce recul ?
Pour moi, c’est plus confortable d’être mon propre sujet, même si j’aime faire poser les autres et les photographier. Il est, quoi qu’il arrive, important que ce soient des proches, des personnes que je connaisse bien.
Techniquement, vous vous rattachez à la tradition de la grande peinture ?
J’aime le cadre de la peinture classique. J’y trouve la possibilité de représenter un espace, un sujet…Conceptuellement, il s’agit une re-création du monde dans laquelle abstraction et figuration ne veulent plus rien dire. En quelque sorte, c’est la liberté infinie dans la règle!
Comment abordez-vous une nouvelle œuvre ? Comme vous l’exprimiez, votre point de départ est une photographie ?
Oui. Je pars sur une vision assez simple de l’image, je réalise un vague dessin et c’est en travaillant que le tableau se construit. Je ne fais pas l’exécution d’une image, mais j’essaie, via l’image, de retrouver la peinture.
Que veut dire pour vous « retrouver la peinture » ?
Il s’agit de trouver l’aventure dans l’espace de la toile avec des passages purement picturaux, des rapports colorés, des choses qui apparaissent, des accidents que j’accepte ou que je refuse…
Retrouver la peinture, c’est le moment où le sujet coïncide avec la manière de le traiter. La peinture devient alors son propre sujet. C’est un moment fusionnel.
En ce qui concerne les formats, vous travaillez sur des grandes toiles ?
C’est le côté iconique ! Je me sens enfermé dès que je suis sur des petits formats qui ne me permettent pas d’exprimer l’ampleur de la gestuelle. J’aime prendre mes formats en rapport avec mon envergure, ma taille, afin que le geste puisse s’exprimer. Je suis à l’aise à partir de 160 x 130 centimètres…
Faites-vous beaucoup de dessins préparatoires ?
Parfois, mais ce n’est pas systématique. Il arrive que l’étude suffise et ne demande pas à être transposée en grand format.
Pour vous, qu’est-ce qui est important dans votre atelier ?
Ici, je suis entouré de vues très belles, et c’est presque trop beau. J’ai des fenêtres zénithales et j’aime bien fermer les rideaux pour ne pas être perturbé, dérangé. Si peindre est une façon de renoncer au monde, je conçois l’atelier comme un lieu de recul pour mieux recréer le monde.
Pourriez-vous le décrire ?
Il n’a pas besoin d’être très grand car je fais de la peinture de chevalet. Il y a par contre beaucoup de pinceaux : j’en ai des centaines et je les jette régulièrement. Étant donné que j’ai plusieurs ateliers, j’ai partout la même table de peinture avec une palette et mes pinceaux. Je classe mes tubes dans un ordre précis : des couleurs chaudes aux couleurs froides sur de grandes consoles. Au mur, diverses photographies sont accrochées (ce sont mes sources d’inspiration) et je travaille très souvent en musique, cela m’aide à me concentrer.
Vous avez essayé d’autres médiums ?
J’ai bien essayé l’acrylique, mais je trouve qu’il n’y a ni l’onctuosité, ni la sensualité que procure la peinture à l’huile qui, de plus, en séchant, fonce de plusieurs valeurs. De ce fait, pour peindre de manière figurative comme je le fais, l’acrylique est trop éloignée de ce que je veux rendre.
Et la photographie ?
Oui, elle m’intéresse d’une certaine manière. Pour revenir sur mon parcours, j’ai commencé par être figuratif – de manière classique pourrait-on dire, avec des modèles vivants – pour ensuite m’attaquer à la peinture abstraite. C’est à quarante ans que j’ai renoué avec la figuration grâce à la photographie et à ces petits appareils numériques qui permettent d’avoir un recul immédiat sur ce qu’on vient de saisir.
Il est étonnant de voir que c’est par la figuration que l’intérêt pour votre travail a été relancé, à une époque où, en France, et contrairement à d’autres pays comme l’Allemagne ou les États-Unis, on a très longtemps subi le diktat de l’abstraction et de l’art conceptuel !
Oui, c’est également concomitant avec le changement de millénaire. Le xxe siècle a été celui de l’abstraction et de la déconstruction totale. Avec l’entrée dans le xxie siècle et le IIIe millénaire, il y a eu une redistribution des cartes. L’abstraction n’avait plus tellement de sens car l’aventure avait déjà été largement vécue. Peut-être peut-on tenir le même propos pour la figuration, mais la pratique de la peinture peut-être renouvelée avec les appareils numériques ou d’autres technologies.
In fine, peu importe le médium, il faut trouver « sa petite musique à soi ». L’idée de modernité me paraît caduque. L’enjeu n’est plus dans la révolution, éminemment propre au XXème siècle.
Vous faites des ponts quand même entre l’abstraction et la figuration à travers votre touche qui elle, nous emmène dans l’abstraction lorsqu’on se rapproche.
Jeune, j’ai pratiqué l’abstraction. J’étais déjà attiré par cette dualité du blanc et du noir, entre vie et mort, ombre et lumière. Je peignais de grandes taches sombres sur des fonds clairs.
Un jour, Fabienne, ma femme, a ramené à la maison un petit jack russel, Paulette, dont la robe me rappelait étrangement mon abstraction. Ca été pour moi le déclic d’un retour vers la figuration. Quand je la peignais, j’explorais la même forme d’abstraction qu’on retrouve dans la peinture classique: composition, rapport de surface, lumière.
Reste que dans la figuration, il y a la force du sujet qui lui-même nous dépasse.
C’est-à-dire ?
Je vois un peu mes peintures comme des icônes, comme des images de propagande. Je fais des images fortes pour capter l’attention. L’icône est une forme de glorification. J’aime bien l’association des mots « icône » et « propagande » car je crois que la peinture religieuse a toujours été une forme de propagande : les icônes étaient la propagande divine créée par les hommes ! Et lorsqu’on sort du registre religieux, l’art sert à montrer la puissance des princes, puis des bourgeois. Il s’agit toujours là d’un acte de vanité, comme l’acte de peindre ou d’écrire.
Finalement, vous partez très souvent de motifs qui vous sont proches pour les transposer dans une dimension plus universelle.
Oui, je les sublime et me place à l’intersection des grandes questions humaines qui ne sont pas si nombreuses que ça : d’où venons-nous ? Où allons-nous ?
Votre peinture intrigue en particulier par vos cadrages : vous zoomez suffisamment pour supprimer ici les têtes, là les jambes. On ne voit souvent qu’une partie du sujet. Cela devient un élément de votre signature.
Oui, il est important pour moi de garder une part de mystère. Avec ces cadrages, je retrouve les images tronquées qui circulent dans les médias et les journaux, mais il y a également l’idée de laisser au spectateur la possibilité de s’approprier un visage, de l’imaginer. J’aime qu’il y ait une place à l’imaginaire pour ce qui n’est pas peint. L’importance de ne pas tout dévoiler relève pour moi de la même subtilité et différence qu’entre la pornographie et l’érotisme.
Votre travail est également très cinématographique.
Oui, je regarde beaucoup de films. Le cinéma a toujours été important pour moi, j’aimais ces moments privilégiés qui étaient toujours suivis de discussions entre amis. On prenait le temps d’apprécier en profondeur.
Lorsque j’étais jeune, j’adorais les films d’Antonioni avec ses plans et ses compositions extrêmement forts. J’apprécie aussi beaucoup Wim Wenders pour son sens du cadrage et son onirisme, comme dans Paris Texas ou Les ailes du désir. Et aussi QuentinTarantino pour son cinéma populaire hanté par des questions métaphysiques. Et je n’oublie sûrement pas les films d’Eisenstein, entre expressionnisme et grandiloquence. Sublime!
Face aux tableaux, on est rapidement happé dans votre univers et on se retrouve à prendre le temps de regarder et d’en être imprégné. On prend également un réel plaisir à circuler dans la toile.
Oui, il y a également cette idée du « temps de faire » que l’on retrouve dans le travail de tout artisan d’art. J’aime être seul dans mon atelier, ce qui permet de nourrir ce rapport au temps et à la solitude. On peut comprendre mon travail comme le carnet de voyage de ma vie avec des individus qui me sont très proches.
Vous placez toujours vos modèles dans une situation de solitude, comme des âmes errantes. On perçoit également une dimension métaphysique dans vos tableaux : l’horizon est plat, les sujets émergent de la nuit… Je ne dirais pas qu’ils vont vers la mort, mais l’idée serait proche. Quels sont les maîtres anciens qui sont fondamentaux pour vous ?
J’aime regarder Velásquez, Zurbarán, Ribera… Toute cette peinture classique espagnole des xviie et xviiie siècles. Il y a aussi la peinture baroque italienne avec le Caravage bien sûr, mais cela reste plus bavard. Dans la peinture contemporaine, je m’intéresse à des peintres comme Néo Rauch, Luc Tuymans, Michaël Borremans ou encore William Kentridge.
Dans un autre registre, j’aime la photographie. Je possède quelques clichés de la NASA qui m’ont vraiment inspirés. J’y retrouve la solitude métaphysique de l’homme dans l’univers, incarné par ce noir absolu et infini que j’essaie de retranscrire dans ma peinture . Mes fonds sont majoritairement noirs. Mon rêve est de sortir de cette « couleur », mais en vain!
C’est d’une profondeur infinie, qui désaxe la réalité des choses, crée une ambiguïté et nous embarque dans le cosmos. Le fond noir devient le fond or des icônes : il nous inscrit hors du temps et de l’espace.
Qu’est-ce qui est plus important pour vous ? La forme ou la couleur ?
Le plus important est l’adéquation entre la forme et la lumière : il faut que ce soit juste. Je suis moins coloriste et plus valoriste. Mes lumières sont assez fortes, ce qui est en lien avec la vanité. J’aime les choses qui brillent, c’est mon côté « pie » !…
Uniquement dans votre peinture ou est-ce également le cas dans votre vie ?
Non, uniquement dans ma peinture : il faut que ça brille, que ça rutile, que la lumière soit forte, un peu métaphysique. Dans la vie par contre, c’est l’inverse !
Une fois le tableau achevé, est-ce que vous réussissez facilement à prendre de la distance ?
Il faut savoir que j’ai beaucoup de mal à finir un tableau. J’aime vivre avec et que les choses mûrissent. Je suis très mal au moment où ils partent, mais lorsqu’ils sont accrochés aux murs de la galerie, je m’en désintéresse : ils ne m’appartiennent plus, ce n’est plus mon histoire. Lorsqu’un tableau revient dans l’atelier, je peux voir alors s’il y a quelque chose qui ne me convient pas et le reprendre. Dans l’atelier, il n’est jamais fini…
L’atelier est donc véritablement le théâtre de l’expérimentation…
C’est d’abord un espace de réflexion voire de méditation. Tout est possible lorsque le tableau est dans l’atelier ! Il peut toujours être repris. C’est le lieu d’une discussion intérieure où rien n’est définitif; Contrairement à Picasso, je préfère chercher que trouver.
Quel est votre rapport avec le marché de l’art ? Est-ce une pression ?
C’est difficile d’en parler. Je me mets en retrait et je fais ce que j’ai à faire. La pression existe, forcément. Le marché de l’art est tellement abstrait pour moi. On a tendance à regarder, surtout en France, les étoiles, le CAC 40 de l’art en somme ! Ce qui m’intéresse est de peindre, et j’ai la vie que j’aime.
Depuis combien de temps travaillez-vous avec Olivier Waltman ?
Depuis 2011. J’aime travailler avec lui ; il comprend bien mon travail et construit un discours intéressant autour. Il est très respectueux et me laisse une grande liberté.
Dans votre exposition d’octobre 2017 à la galerie Olivier Waltman à Paris, vous traitez cet univers inquiétant de la forêt dans laquelle évoluent des enfants. Pourquoi ?
Si j’ai pensé au titre « Pendant que le loup n’y est pas », j’ai imaginé la forêt bien sûr, mais ce qui m’intéresse avant tout, c’est ce moment où le loup est absent : on fait alors ce qu’on veut, pressé par ce sentiment de danger rôdant aux alentours. Il y a un risque et cela peut devenir dramatique. C’est la condition humaine finalement !
Pour moi, la forêt est la métaphore de l’âme, de la mémoire, de la pensée. Elle concentre nos peurs et nos angoisses et on peut bien sûr faire une lecture psychanalytique puisqu’on y place souvent les contes pour enfants.
C’est un dédale labyrinthique dans lequel l’enfant côtoie les peurs ancestrales et les joies de l’imaginaire. Il y crée un monde qu’il souhaite contrôler mais qu’il redoute aussi; ce qui en fait son intérêt.
J’ai habité près de la forêt, en Bourgogne, et maintenant, dans le Sud, et à chaque fois, cet environnement dans lequel je retrouve mon enfance me ressource. D’ailleurs, je commence toujours ma journée par une balade en forêt avec mon chien. Ensuite seulement, je me mets à peindre.
Dans cette nouvelle série, nous retrouvons un motif qui est récurrent dans votre travail : les capuches. Pourriez-vous nous en parler ?
Je vois derrière ces capuches des âmes errantes, mais aussi une référence directe à Zurbaràn et à ses portraits de moines renonçant à leur personne : on ne les reconnaît plus sous leur capuche et ils tombent alors dans une forme d’anonymat. Il s’agit d’un moyen de détourner la vanité.
J’aime bien que la figure humaine déclenche quelque chose chez le spectateur, mais sans pour autant trop imposer, d’où le fait que j’évite souvent de représenter les regards, que les sujets sont de dos et que je suggère plus que je ne décris.
Du banal, j’essaie de retrouver les mythes. C’est presque une propagande de mon quotidien.
Paris, 2017