“Mon principal défi se trouve directement dans le sujet que je veux représenter, il s’agit de le rendre aussi fort et important qu’il l’est dans la vie. Je m’attache à le voir et à le dessiner, le peindre en restant fidèle à ma vision…” a-t-elle confié récemment. Et d’ajouter ceci : ”Durant mes études, la peinture a toujours été un médium fascinant mais qui me semblait si complexe, qu’à l’époque j’ai eu trop peur de me lancer. Je pensais que des bases de dessin étaient indispensables et je n’avais pas encore assez dessiné !”. Et de poursuivre ainsi : “La lumière dans mes tableaux apporte l’espoir que mes sujets cherchent pour sortir de leur état émotionnel. On me dit souvent que l’art c’est ce qui reste une fois qu’on est parti. Cela résume assez bien les enjeux que j’ai et plus particulièrement en peinture. Je travaille avec des temps de séchage très longs, environ trois semaines entre chaque couche de peinture et un an avant de poser le vernis final”.
Sur fond d’inquiétude, d’atermoiements et de souffrances, ses œuvres saisissantes explorent – dans des auréoles, des positionnements de corps et la profondeur des ombres – une gestuelle tournée irrémédiablement vers une méditation avec le sujet. Elles souscrivent à l’idée que la “ force doit être congelée dans le sujet” et que la substance réside dans l’amour inaliénable des êtres chers. En effet, la démarche artistique d’Anaïs Prouzet récuse la notion du “pour la vie” en affirmant que bonheur et mélancolie vont finalement de pair. Elle nous rappelle aussi que les outils de prédilection de l’artiste sont le fusain, la mine de plomb et le crayon. Le regardeur appréciera ces travaux révélant une approche viscérale qui a vu le jour par le biais de visions-électrochocs et qui s’est ensuite progressivement épanouie dans le déploiement et la révélation des possibles de la couleur. On aime tout particulièrement ces visages pris comme des témoins de vie – sans apologie de la cruauté – et ces toiles impitoyables faisant surgir la beauté du vivant sans chercher à idéaliser une réalité ordinaire. Mais également cette force des instants vécus, dans une représentation de l’énigme via la mesure-étalon de l’artiste qui fut un temps son propre modèle. En nous faisant mieux comprendre, en filigranes, le titre étrange attribué à ce grand dessin mystérieux réalisé en 2018 : “Frappe, tue la frappe, fends la en deux” !
Contre temps – 2022
Dans ses dessins, Anaïs Prouzet s’attache à retranscrire des expériences de vie qu’elle transcende à travers sa pratique du portrait : son cercle le plus proche est son inspiration la plus immédiate. Derrière ces protagonistes de l’intime, on devine une forme de mélancolie confrontée à une vision presque allusive de l’amour, de la mort et du bonheur. Bien plus que l’incarnation d’un souvenir ou d’un travail mémoriel, Anaïs Prouzet tend à immortaliser le présent par tous les moyens : ces visages et ces corps, dessinés au fusain apparaissent comme des témoins de vie et font surgir la beauté du vivant sans chercher à idéaliser la réalité. L’artiste commente à ce propos et nous dit : “ Mon principal défi se trouve directement dans les sujets que je choisis de représenter. Il s’agit de les rendre aussi forts et importants qu’ils le sont dans la vie. Sans idéaliser une réalité qui peut sembler ordinaire, c’est un besoin absolu d’illuminer et de figer ces temps de vie partagés avec les êtres aimés bien loin d’être ordinaires. »
En effet, la démarche artistique d’Anaïs Prouzet conteste la notion « d’éternel » et affirme que bonheur et mélancolie vont finalement de pair.
Entretien
par Catherine Robet – 2020
Catherine Robet : Dès vos premiers dessins, où vous vous représentiez enfant, vous avez volontairement cherché à associer le spectateur comme témoin des scènes particulièrement fortes que vous dessiniez. En évoquant le harcèlement par exemple, ou encore la cruauté faussement innocente, une partie de votre travail m’a rappelé celui d’artiste comme Jérôme Zonder. Qu’en pensez-vous ?
Anaïs Prouzet : J’ai découvert le travail de Jérôme Zonder durant mes études aux Beaux-Arts. J’ai tout de suite été attirée par son trait graphique mais surtout par ses sujets qui sous certains aspects faisaient échos à mes souvenirs d’adolescence. Le monde impitoyable des enfants et adolescents qui m’a value de devenir la personne que je suis aujourd’hui, très sensible, solitaire, méfiante… De manière naturelle, sans y avoir trop réfléchi à l’époque, mes souvenirs d’adolescence ont été mon moteur exclusif de création quand j’ai commencé à dessiner : des scènes entre réalité et fiction, très chargées, fourmillantes de détails avec des allusions à ceux et surtout celles qui m’avaient fait beaucoup de mal. Une pratique du dessin comme un exutoire mais sans aucune colère. Les différents traits graphiques de Zonder, à la fois dessins empruntés au trait d’un enfant et ceux très réalistes et mâtures d’un adulte, me rappelaient à quel point les enfants usent des gestes des adultes sans vraiment les maîtriser mais en sachant parfaitement ce que cela peut provoquer.
C’est sur ce parallèle que j’ai commencé à imaginer les scènes de mes dessins.
Catherine Robet : Entre le grand dessin « Frappe, tue la frappe, fends la en deux » de 2018 et vos deux portraits de trois-quarts de 2019, qui sont comme un souvenir de portrait (et qui personnellement m’évoque fortement la figure du personnage d’Agathe dans le livre d’André Dhôtel « La route inconnue »), il me semble voir un changement d’approche. À quoi correspond cette évolution ?
Anaïs Prouzet : Fin 2018, une galeriste m’a interpellé sur mon travail de l’époque qui était exclusivement orienté autour de mes souvenirs d’enfance, où l’on y voyait à répétition des petites filles portant mon visage se faire du mal. Son point de vue tranché m’a laissé à la fois confuse mais aussi stupéfaite. Cette conversation m’a fait prendre le recul dont j’avais besoin sur mon travail. Ces deux dessins dont vous parlez sont les deux premiers que j’ai fait à la suite de cette rencontre. Je ne voyais plus l’importance d’utiliser à ce point mon visage pour incarner les victimes et les bourreaux dans mes dessins. A partir de ce jour, j’ai commencé à montrer celle que je suis aujourd’hui à la fois dans l’ombre et dans la lumière, avec quand même un léger regard tourné vers le passé, un tout petit, car je n’oublie rien.
Catherine Robet : Lorsque vous m’avez parlé de votre travail, vous avez notamment cité une phrase de Francis Bacon : « La force doit être congelé dans le sujet ». Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
Anaïs Prouzet : J’aime beaucoup cette phrase car elle représente exactement ce qui est le plus important pour moi aujourd’hui. Je dessine et je peins mes êtres chers, l’homme que j’aime, ma maman, mon petit frère et mes amis. On me dit souvent que la seule chose qui perdure une fois que l’on est parti c’est l’art. Cette force, cet amour que je leur porte doit absolument subsister dans le dessin ou la peinture qui les représente, sinon à quoi bon.
Catherine Robet : Pourquoi et comment , l’année dernière, alors que votre outil de prédilection était le fusain, la mine de plomb ou tout simplement le crayon, la peinture a-t-elle fait irruption dans votre travail ?
Anaïs Prouzet : La peinture m’a toujours fascinée mais il s’agissait pour moi d’un médium complexe. Je pensais que des bases du dessin étaient indispensables et je n’avais pas encore assez dessiné ! Après mes études, c’est un voyage en Italie mais surtout ma rencontre avec « L’amour vainqueur » du Caravage à la Gemäldegalerie de Berlin qui est venue enflammer mon désir de peindre. C’est à ce moment-là que j’ai contacté Axel Pahlavi, un immense peintre dont je suivais le travail depuis 2013. Je l’ai rencontré fin 2018 dans son atelier berlinois. Une belle rencontre qui m’a amenée à découvrir la peinture l’année suivante auprès de lui et de sa femme Florence Obrecht dont le travail est tout aussi remarquable. En vivant cette transmission, ce temps suspendu, je me suis sentie chanceuse de peindre chaque jour durant des heures dans leur atelier. Cette technique m’était inconnue mais pourtant, cet outil m’était familier comme si je l’avais déjà pratiqué dans mes pensées. Peindre a été comme un électrochoc, quelque chose de viscéral qui prend aux tripes. C’est depuis cette expérience à Berlin que mon travail s’est décalé vers des sujets différents et que la couleur a révélé tous les possibles que je n’obtiens pas en dessin même si j’aime passer de l’un à l’autre.